5
Trois quarts d’heure, au beau milieu de la place du Châtelet, à scruter la ronde des bagnoles en attendant celle qui m’ouvrirait une portière. Trois quarts d’heure cloué au soleil. Le vieux bonhomme ne m’a pas laissé le choix. À peine le temps de réapprendre à marcher. Une BMW bleue m’a klaxonné. À l’intérieur, des ombres, quatre. J’ai reconnu le visage de Bertrand. On a démarré tout de suite, direction les quais. À l’arrière, je me suis retrouvé à côté d’un sbire qui me séparait de mon ami. Sur le siège du passager, le bonhomme a donné quelques directives au chauffeur puis s’est retourné vers moi avec un vague sourire inquiet auquel je n’ai pas répondu. Bertrand m’a tendu la main, je l’ai serrée, longtemps, en silence. Il a dit :
— T’as une sale tête.
J’ai bien regardé la sienne et n’ai rien retrouvé de ce que j’avais imaginé durant mes rares heures de conscience.
— T’es bien traité ?
On ne lui a pas laissé le temps de répondre, le vieux a attaqué direct. Trop direct pour le spectre que je suis devenu, pour mon corps cassé en mille, bouffé, pour mes oreilles qui ne supportent plus les questions bruyantes et mes yeux aveuglés par la lumière de juin. Pendant qu’on traversait le premier pont pour passer rive gauche, j’ai dit :
— Je suis mort. Je reviens du territoire des morts pour hanter les vivants. Mais bientôt vous ferez partie des nôtres.
Le sbire, après un temps, a baissé les yeux pour se curer les ongles. Le chauffeur a gardé le cap avec pourtant un léger ralentissement. Le bonhomme s’est retourné pour s’asseoir comme tout le monde, face au pare-brise. Bertrand, lui, a contemplé la Seine avec une rare application.
— Je ne vais pas vous faire le résumé, heure par heure, parce que parmi celles-là y en a des inracontables, le genre psychédélique, voyez, avec des grosses bulles orange et des larsens, c’est comme si j’avais traversé toutes les sixties en trente-cinq heures, et dans un tunnel du côté de Roubaix. Non, je ne délire pas, c’est juste une remontée d’acide.
J’ai vu l’église Jeanne d’Arc, dans le XIIIe.
— Parmi les hallus, il y a celle d’un sourire aux canines protubérantes qui m’arrache la moitié du cou.
Le bonhomme a pivoté, hors de lui.
— Maintenant ça suffit, espèce de petit crétin, qu’est-ce que vous racontez ? Vous allez arrêter vos…
Le reste s’est bloqué net dans sa gorge quand j’ai ouvert ma chemise pour lui montrer la mienne.
Silence. Œillade du chauffeur dans le rétro. Le sbire a attaqué les ongles de l’autre main.
— Quel est le salopard qui t’a fait ça… a dit Bertrand, défait.
Une phrase qui m’a fait sourire, j’avais éructé à peu près la même, il y a un an, dans une situation étrangement voisine à celle d’aujourd’hui. Coïncidence des carrefours, des cauchemars et des dérives. Une soirée à St-Rémy-lès-Chevreuses. Whisky à volonté, barbecue, piscine et sauna où, ivre mort, j’avais dégorgé une bonne partie de la nuit avant de m’écrouler sur le capot de la voiture de Jean-Marc qui m’a ramené vers la capitale. Bertrand n’était réapparu que le surlendemain. La dernière image qui me restait de lui avant que nous nous séparions : il s’enferme avec deux nanas dans l’unique salle de bains munie de toilettes avec la ferme intention de s’offrir des ablutions crapuleuses. Il m’a raconté la suite, une centaine de vessies en fusion, l’émeute des incontinences, son refus obstiné de sortir, la porte qu’on défonce, les coups de griffe qu’il reçoit sur la poitrine. C’était le bon temps.
— Mais réponds, bordel ! Quel est le salaud qui t’a fait ça !
— C’est une fille. Une folle qui fait tout comme Jordan, surtout mordre.
— Mordre ? a gueulé le vieux.
— Oui. Et je me demande si ce n’est pas lui qui me l’a envoyée pour que j’arrête de le suivre. Je posais trop de questions dans cette boîte, et comme un con j’ai cru qu’elle… Et je ne sais toujours pas quelle saloperie elle a mis dans mon verre. Pour l’instant je n’ai eu qu’un avertissement. Ce que vous ne savez pas, c’est que vos privés et moi, on a eu le même problème, parce que personne ne peut suivre Jordan. C’est impossible.
— Pourquoi ?
— Je sais déjà que vous allez me prendre pour un dingue mais, à votre avis, comment appelle-t-on ces êtres occultes qui sortent la nuit et disparaissent avant la première lueur. Ces gens qui n’ont pas de reflet et se transforment à volonté. Ces créatures qui reviennent du territoire des morts pour se nourrir du sang des vivants ? C’est pas dur.
On passe devant le Panthéon.
Le sbire n’a plus rien à curer. Il gratte un bouton rouge sur le dos de la main.
On contourne le Luxembourg. Je pose doucement la nuque sur la plage arrière pour me protéger du soleil qui tape contre la vitre. Après un soupir, je dis :
— Patron, vous allez vous faire mordre, et je ne peux rien faire pour empêcher ça. D’ailleurs, c’est trop tard, je ne connaîtrai plus jamais le repos. J’aurais mieux fait d’aller au trou et laisser Bertrand se démerder. Il a toujours su y faire mieux que moi avec les vamps.
— Arrête tes conneries, Antoine.
— Ah ! ça, mon pote, c’est exactement ce que je vais faire. Démerde-toi avec le comte Dracula, moi j’ai donné.
Bertrand ne répond pas. Silence bizarre. J’insiste. Je ne vais surtout pas m’en priver.
— Messieurs, je vous suis. Prévoyez un petit cercueil capitonné, genre caisson d’isolation, évitez la bouffe à l’ail, on se retrouve dans quarante-huit heures.
Je me demande si après ça je n’ai pas laissé échapper un petit ricanement. Il y a eu un long silence, j’ai vu le Pont-Neuf sur ma droite. Les plaies, les douleurs osseuses, les martèlements dans le crâne sont toujours là. Mais tout ça est bien moins pénible depuis que je leur ai cloué le bec à tous les trois. Il n’y a guère que le soleil auquel je n’arrive pas à m’habituer.
Le sbire s’est figé, nerveux, les yeux rivés dans la nuque de son boss. J’ai entendu des sanglots muets. Je n’y ai pas cru tout de suite, il a fallu que je tende l’oreille pour m’apercevoir que le bonhomme était en train de doucement chialer. Il s’est retourné, avec une larme dans chaque œil, et m’a dit :
— Je vous crois, moi, Antoine. Je vous crois.
Il n’a pas retenu ses larmes, et ça m’a désarçonné. C’est son « je vous crois, Antoine » qui m’a tout coupé.
Le sbire a baissé les yeux, incapable de supporter le spectacle.
Le vieux a dit :
— Parlez-moi d’elle…
— La vamp ? Une belle salope, une malade mentale, une esclave de Jordan, j’en sais rien. Si jamais je la retrouve, je la mange. Les canines me poussent rien que d’y penser.
Après un temps, j’ai ajouté, sans même le vouloir :
— J’suis mordu, faut me comprendre.
Rue de Rivoli, les Tuileries. La fête foraine.
À moi la paillasse ombragée, vivement que je fasse la connaissance de ce rat à qui je laisserai volontiers mon croûton de pain. Vivement la présence rassurante des geôliers qui vont garder mon sommeil. Rangé des voitures, à l’abri, immobile, à me refaire une peau et des os, tout doux, hors circuit, solo. Heureux même, que quelqu’un me le propose. N’empêche qu’un jour ou l’autre je retomberai sur cette psychopathe aux taches de rousseur, et je la confronterai au miroir pour bien lui montrer la salope qu’elle est, ensuite je lui ferai avouer ce qu’elle m’a fait, si elle m’a pris quelque chose qu’elle me le rende, si elle m’a transmis quelque chose qu’elle le reprenne, et je lui ferai avaler un crucifix, et je la mangerai, je la mangerai, je serai tout à la fois, le vampire et le loup-garou, le fantôme et le cannibale, ils vont en avoir, du fantastique, je vais leur pourrir la nuit, à ces nosferatu de merde, je vais leur faire passer le goût de l’ail, ça sera Dracula contre le Parasite, et elle, la zombie, elle l’aura mon pieu, je vais la transpercer, jusqu’au cœur, et en plein soleil. J’ai rien à perdre, je m’en fous, je fais désormais partie des morts vivants.
La bagnole s’est engagée place Vendôme.
— Bon ! on va pas tourner dans Paris la putain jusqu’à ce que la nuit tombe, j’ai deux ou trois trucs à dire à Bertrand pour lui passer le relais, qu’il évite de perdre son temps et de se faire pomper l’hémoglobine, une petite piste pour ce soir, c’est pas grand-chose mais ça va lui faire gagner quelques heures.
Le vieux a fait arrêter la bagnole sur la place. On est tous restés immobiles un petit moment. Sans doute le temps de la réflexion pour Bertrand, qui a dit :
— Non.
Rien que ça. Non.
— C’est-à-dire ?
Le vieux a fait signe à ses hommes de sortir de la voiture. J’ai eu la sale impression que c’était prévu, que ce non était prévu, et que j’allais avoir droit à un sketch qu’ils ont répété avant de venir. Le vieux nous a laissés seuls.
— Antoine, c’est pas évident, ce que je vais dire, et laisse-moi finir avant de m’agresser, je te connais. Depuis ce matin j’essaie de trouver une formulation correcte.
J’ai cru qu’il allait me dire qu’il avait attrapé l’esprit d’escalier, là-bas, dans son trou.
— C’est toi qui vas rester dehors, Antoine. Moi je retourne d’où je viens. C’est mieux pour tous les deux, je peux pas t’expliquer pourquoi.
— Pardon ?
— C’est plutôt une bonne nouvelle, non ? T’avais tellement la trouille d’étouffer. Tu t’es traîné à mes pieds, avec ta claustro plein la bouche. Et puis t’es meilleur que moi, pour ça, tu sais bien, je risque de traîner pour rien, perdre un temps fou et reculer l’échéance. Vaut mieux qu’on se partage le boulot, moi dedans, toi dehors.
— Tu peux me redire ça, là ?…
— Bon, j’aimerais être plus clair, mais pour moi ça ne l’est pas encore, disons que j’ai besoin d’y retourner.
— Dans le trou.
— Oui. D’abord c’est pas un trou.
Silence.
— Besoin, besoin, ça veut dire quoi besoin. Ils t’ont rendu accro à l’héroïne ?
— Dis pas de conneries.
— T’es tombé amoureux du maton ?
Pas de réponse.
— T’es sous hypnose, Bertrand, ils t’ont manipulé, tout est possible avec ces tarés, j’ai bien rencontré des vampires.
— Arrête…
Après un long silence, j’ai éclaté de rire, ça m’a lancé, dans le crâne, et vers les côtes.
— Ça y est, je crois que j’ai pigé… Bertrand, t’es un génie… J’ai pas eu mon DEUG de psycho mais je crois que j’ai pigé : si l’un de nous n’entretient plus l’angoisse du trou, ça rend immédiatement caduque le chantage à l’alternance. Subtil. On déstabilise le geôlier, au bluff, en réclamant à tout prix la taule. Joli.
— C’est pas tout à fait ça, Antoine. Moi aussi j’ai des trucs à pister, là-bas. Peux pas t’expliquer, je te dis, moi-même je ne comprends pas encore tout bien. Mais si j’ai un seul truc à tenter, je le tenterai. J’ai peut-être trouvé une issue, là-bas.
— Une quoi ?
— Un truc trop beau pour être vrai. Mais pour ça il faut que tu retrouves Jordan. Et oui. Il le faut. Et c’est moi qui te supplie, maintenant, Antoine. Il faut que tu retrouves le dingue, que tu le livres au vieux, et c’est pour moi que tu vas le faire, pour moi uniquement.
Après un long silence, il a cru bon de répéter :
— Pour moi.
— Quoi ? Répète ça ? C’est les hallus qui continuent, je vais me réveiller, c’est pas vrai…
— J’ai trop à y gagner.
— Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? Qu’est-ce qu’ils t’ont promis ? Tu les prends pour des cons ou quoi ? C’est de la manip’, et t’es assez bête pour tomber là-dedans.
Silence.
— T’as dit que t’étais prêt à tout, l’autre matin, quand t’étouffais. Tu l’as bien dit, non ?
— Oui, je l’ai dit.
— T’as dit que tu ferais n’importe quoi.
— Oui, je l’ai dit.
— Retrouve Jordan.
Il m’a tendu la main, direct.
Je n’ai pu me résoudre à la laisser en suspens, vide.
Il a serré fort.
Puis il est sorti sans même un regard et a fait signe au vieux de reprendre sa place dans la voiture.
Très lentement, j’ai senti monter en moi comme une bouffée de solitude.
— Reconnaissez-moi une seule chose, Antoine : j’avais vu juste. En quarante-huit heures vous avez fait plus de chemin que les crétins que j’ai embauchés.
Un temps. Je me suis caressé le poitrail.
— Ce que vous dites est pourri d’hypocrisie, mais c’est vrai.
— Bertrand n’est pas de votre trempe. Il est bourré de qualités. Il a du charme. Je l’aime bien. Il a un bel avenir devant lui. Mais il serait bien incapable de s’accrocher comme vous le faites. Son talent est ailleurs. Tout temps qu’il passera dehors sera du temps perdu. Et vous, Antoine, vous avez une piste. On va changer les règles. Je n’ai jamais été si proche de Jordan qu’aujourd’hui. Je peux beaucoup pour vous.
— Qu’est-ce que vous lui avez promis ?
— Il a ses rêves, Bertrand… Mais vous ? Qu’est-ce qui vous fait courir ? Qu’est-ce que je pourrais vous promettre ?
Après un temps de réflexion, j’ai demandé :
— Combien ?
J’ai fait ce petit geste vulgaire des doigts qui froissent des billets. Il a eu un léger mouvement de surprise.
— La carotte financière ?
— Oui.
— Ça me surprend, mais… Disons… ce que vous voulez.
— Je veux le magasin, là, à l’angle de la place.
— Van Cleef et Arpels ?
— Clés en main.
Il n’a pas su s’il devait sourire.
— Non, en fait, je veux plus que ça. Je veux redevenir humain. Aimer à nouveau le soleil et le jour. Vivre comme avant, pour tout changer. En rase campagne, et me coucher avec les poules, me réveiller au son des matines, me nourrir du potager, à heures fixes, et boire l’eau de la source, trouver la foi en Dieu. Redevenir humain. J’ai du boulot à rattraper.
J’ai bien cru qu’il allait se remettre à pleurnicher. Et pas à cause de moi. J’ai eu l’intime conviction qu’il pensait à quelqu’un de bien plus cher.
En claquant la portière, j’ai vu les trois autres, dehors, attendant que je m’éloigne pour réintégrer la voiture. J’ai dit au patron de m’allonger du liquide. L’enveloppe était prête, il n’a eu qu’à la sortir de sa veste. S’il n’a pas changé de coupures, il doit y avoir le double ou le triple de la première.
Bertrand n’a pas daigné se retourner quand la voiture a tourné le coin. Il a du cran, Mister Laurence.
Je me suis revu en train de le supplier, minable, geignant, pour qu’il m’évite d’aller au trou. Grand, il a été. Le salaud.
Ce matin-là, en pleurant sur ses chaussures, j’ai perdu quelque chose d’infiniment précieux que je pensais ne pas avoir. Et j’ai été assez bête pour piétiner tout ça, les larmes aux yeux.
Aujourd’hui, il ne m’a pas supplié, non. Trop fier. Mais dans le ton de sa voix, j’ai senti que j’avais une chance de me refaire.
J’ai fait un signe à un taxi pour qu’il me conduise là où on peut attendre, sans risque, que le soir tombe.
*
* *
Moins quarante-huit heures, top chrono. Myriam m’a donné le numéro d’un inconnu du nom de Jonathan, rédacteur en chef du mensuel L’Attitude, où travaille Jean-Louis. J’aurais cru emprunter plus de méandres, parce qu’on ne rencontre pas Jean-Louis par hasard. Tout simplement parce que Jean-Louis, à l’inverse de tous les autres, travaille. Je l’ai connu dès mes premières heures de resquille, il était là, le Nikon en bandoulière, en train de discuter avec le barman des Bains-Douches pour récolter des tuyaux, des bruits, des potins, en vue de coincer quelques têtes connues pour alimenter le crédit photo de la chronique jet-set de Paris-Nuit, de Néons, puis de L’Attitude. Il a eu Richard Gere sans lunettes, faisant une bise à Bowie, qui, lui, en avait. Rod Stewart se grattant les couilles. Elton John dînant chez Yves Saint-Laurent. Liza Minnelli pas fraîche. Gros pourcentage de show-biz, mais aussi les fins de race, les héritiers, et les capitaines d’industrie qui font la fête. Et tous les autres de passage dans la Ville Lumière. Je me souviens de notre premier contact, je l’ai vu brandir son objectif vers moi, j’ai souri avec délice, il a dit : « Casse-toi du champ, coco. » Dans mon dos, William Hurt, qui ne demandait qu’à dire « cheese ». On se croise de temps en temps, et chaque fois qu’il est là, c’est bon signe, ça prouve que l’aiguillage était correct. Sans se connaître vraiment, on s’estime, on discute avec bienveillance en attendant les vedettes, on s’échange des tuyaux, et une fois ou deux je l’ai rencardé sur des plans de haut vol dont le journal ne lui avait pas parlé. Ça ne l’empêche pas, malgré le temps et l’habitude, la sympathie réciproque, de jeter toutes les photos où j’apparais par hasard.
Pour l’heure, je sais qu’il est là-dedans. Juste là, derrière le cordon. La foule, chic, fraîche, ne va pas le rester bien longtemps. Son rédacteur en chef m’a juste dit « bon courage » en me donnant l’adresse. Et c’est exactement ce dont je vais avoir besoin, en plus d’une bonne dose de chance.
J’ai pourtant pris quelques précautions quand il m’a dit que Jean-Louis couvrait la collection Automne/Hiver de Dior. Les rares fois où nous avons mis les pieds dans des défilés de mode, Mister Laurence et moi, nous nous sommes amusés comme des rois, et c’est logique, quand on tape dans les spécialités parisiennes. Jean-Paul Gaultier au Cirque d’Hiver, c’était il y a deux mois. Christian Lacroix au Zénith, l’année dernière. Ces deux fois-là, Bertrand m’a lâché, à peine le premier barrage franchi, pour aller fureter du côté des vestiaires des mannequins, fantasme numéro un de tout individu mâle qui a un jour feuilleté un numéro de Vogue. Et mine de rien, il ne s’était pas si mal débrouillé. Compulser le dossier de presse, y pêcher le nom d’une des filles, le griffonner sur un bout de papier, le tendre bien haut à l’entrée des coulisses en disant qu’il a un message urgent pour elle, un coup de fil de l’agence. Et puis. Regarder. Se goinfrer les yeux de tout ce qu’on ne pourra jamais imaginer. Je n’ai jamais été assez gonflé pour faire ça.
Oui, j’ai pris des précautions d’ordre vestimentaire. De toute façon j’avais besoin de fringues, l’enveloppe du vieux a servi à ça en tout premier lieu. J’ai choisi sans regarder les étiquettes, costume noir, chemise blanche. Une cravate fine et rouge, brodée. Ça m’a changé des puces de Montreuil, des fripiers de Belleville et de la Foire à dix francs.
Juste après, je suis passé dès l’ouverture du premier bar du 1001, Étienne et Jean-Marc m’attendaient de pied ferme, inquiets depuis ma disparition. Au beau milieu des premiers soiffards des happy hours, j’ai juste eu le temps de leur dire que j’étais devenu un mort vivant et que je repasserai les voir juste après mon entrevue avec Jean-Louis. Je n’ai pas pu toucher au mescal qu’on m’a servi. En revanche, l’étau s’est desserré dans mon crâne, comme une cuite oubliée. Ne reste que ce bizarre malaise qui s’estompe à mesure que le soleil faiblit. C’est sans doute la maladie qui gagne. J’y crois.
La dame blonde qui filtre l’entrée de cette belle bâtisse de la rue Saint-Honoré n’a besoin de personne pour éconduire les non-autorisés. Jean-Louis est là depuis les préparatifs, et pas question de l’attendre sagement dehors quand le premier défilé vient à peine de commencer. Pas moyen de rentrer au flan. J’ai vite décidé de la jouer resquilleur, c’est mon côté taupe. Autre parasite qui craint la lumière. J’ai fait trois fois le tour de la bâtisse pour trouver l’entrée des fournisseurs et des traiteurs. Rue Baujon. Le camion brun de la maison Dalloyau. On dirait un convoi de fonds, imbraquable. À une époque, dès qu’on en voyait un, stationné n’importe où dans Paris, on repérait l’adresse. Trappeurs qui suivent les empreintes. On savait qu’à cet endroit précis, le soir même, on aurait notre dose de canapés. Si je suis resté en vie, naguère, je le dois en partie à la maison Dalloyau.
Procédure de dernière minute, coincer le premier loufiat venu, lui demander où est Bernard, dit Minou, c’est comme ça qu’on l’appelle, je ne sais pas pourquoi. Un des plus vieux serveurs de la boîte. Celui qui, un soir, nous a dressé l’organigramme de sa semaine, nous laissant rêveurs, et lui, déjà fatigué. C’est comme ça qu’on sait que le premier lundi du mois, il y a un cocktail au British Club House, un autre à l’American College tous les 16 du mois, etc. C’est à force de nous revoir, toujours ponctuels, toujours souriants, affamés mais polis, qu’il s’est pris d’affection pour ces deux oisifs qui ont l’âge de ses gosses.
Je contourne la tente où va avoir lieu le repas de gala, vers les 23 heures, juste après avoir fait dégager le tout-venant et les journalistes. Au passage, je vois une escouade de serveurs s’agiter autour des timbales de magret au foie gras et sa feuille d’oseille, et n’éprouve absolument rien de ragoûtant. Au contraire, je sens mon tube se raidir comme une crosse de hockey. De quand date ma dernière digestion ? Je ne sais plus. Ça corrobore l’idée que je n’ai plus besoin de me nourrir, et c’est un des plaisirs que je vais regretter de l’époque où je n’étais qu’un palais fébrile, un bouquet de papilles, un estomac goguenard, l’époque où le saumon était rose, le pain de mie géométrique et le champagne à volonté.
Au loin, un orchestre viennois accueille les visiteurs, je les croise à revers, sortant d’on ne sait où, et tout le monde s’en fout bien. Un buffet apéritif est dressé dans le parc, les gens attendent que la première fournée sorte du défilé. Ça piaille. C’est le moment où jamais de tenter sa robe immettable, de parler chiffon de luxe. Des photophores sont disposés en long, comme pour éclairer une piste d’atterrissage. J’entre dans le hall bourré d’hôtesses habillées en rouge, c’est l’accès du show-room, je fais un tour rapide pour coincer Jean-Louis. Une salle pleine de téléphones que personne n’utilise, un bureau où l’on prend son dossier de presse avec la liste des présentations, avec en cadeau un éventail frappé aux initiales du couturier. Tous les murs sont tendus de drap gris, le gris Dior. Le fameux gris Dior. Je repère Margaux Hemingway, Adjani, d’autres encore, j’ai senti que Jean-Louis n’était pas loin. Deux dames discutent fort, ravies, l’une d’elles est persuadée que cette année c’est Dior qui va avoir le Dé d’Or. La récompense suprême. En temps normal j’aurais sûrement misé un franc ou deux sur un tuyau pareil. Je repère Jean-Louis, embusqué derrière un yucca, mitraillant.
— Antoine ?
— Je dérange ?
— Pas vraiment. J’ai fait la môme Hemingway.
— C’est pour elle que t’es venu ?
— Pas vraiment. Paraît qu’elle a arrêté de boire. Ça aurait été cool de l’avoir en train de téter un scotch. Mais rien à faire.
— Alors ?
— J’attends Rourke.
— Qu’est-ce qu’il viendrait foutre dans un défilé de mode ? C’est plutôt le genre biker.
— Paraît qu’il est avec Cynthia.
— Cynthia ?
— Mannequin vedette de Dior.
Il me lâche une seconde pour shooter Régine, et revient.
— Hé ! Jean-Louis, tu sais quoi ?
J’ouvre deux boutons de ma chemise et lui montre ce qu’il y a en dessous. Il ne cille pas. Pose l’appareil photo. S’enfonce dans l’angle. Discret. Et tire sur le col de son polo. Une petite plaie dégueulasse vers la clavicule.
— T’as vu Étienne, jeudi soir.
— Ouais ! au Bleu Nuit. Il m’a dit que vous étiez après Jordan. Y serait temps.
— Comment ça s’est passé ?
— Une dizaine de jours, aux Bains-Douches. J’avais déjà repéré sa gueule plusieurs fois, et pas que là. J’ai bien aimé son look, j’ai voulu le shooter, à tout hasard. Il a pas aimé. Pas aimé du tout. Le genre de réaction qui me fait descendre une péloche complète.
— Il grogne, il montre les dents, et après ?
— Il me rate pas. Quand je pense que j’ai échappé aux baffes de Sean Penn, c’est pour me faire bouffer par ce crétin. Il m’a obligé à lui donner la péloche.
— T’as fait ça ?
— Tu plaisantes ? J’avais Annie Lennox avec son nouveau mec dans le boîtier. J’ai fait le coup du paparazzo, j’ai sorti en douce une péloche vierge et je lui ai refilé, le con.
Mouvement de foule. Le défilé va commencer. J’ai eu peur qu’il ne me quitte. Mais il s’en fout, il attend Rourke.
— Et ton pote Bertrand, il est pas là ?
J’ai fait comme si je n’avais pas entendu.
— Ça veut dire que t’as encore la gueule de Jordan sur une photo.
— Qu’est-ce tu veux que j’en foute ?
Une chose est sûre. Jordan impressionne la pellicule.
— Il est seul sur la photo ?
— Non, une gonzesse, le genre qu’a pas besoin de flash, une diaphane. Et un autre mec, pas une gueule de scoop, qu’attendait pas trop non plus que le petit oiseau sorte. Ils sont trop, ces mecs, comme si j’aillais vendre leurs tronches en couv’ de 7 à Paris.
Bingo. Je n’en demandais pas tant. Et bien fait pour la Dracula connection. Un troisième larron ? Peut-être un des leurs, le mal gagne, le processus de noctification déferle sur Paris. Ils sont parmi nous. Leur quête a déjà commencé. À ce propos, j’ai demandé à Jean-Louis s’il se sentait en forme, et si depuis la morsure il n’avait pas éprouvé quelques troubles diurnes.
— Je suis le genre hypocondriaque, angoissé et tout, le soir où il m’a mordu j’ai foncé aux urgences de l’Hôtel Dieu. Ils m’ont fait une prise de sang, avec toutes ces saloperies qui traînent, j’ai eu la trouille. Ils ont soigné la plaie et m’ont donné les résultats un peu plus tard.
— Et alors ?
— Rien, que dalle. Petite fatigue générale à cause de mon boulot, mais c’est tout.
Ça m’a soulagé. Arbitrairement, soit. Mais, ça voulait dire que mon malaise tenait plus du cinéma mental que d’un film de Christopher Lee. Je ne suis pas un cinéphile, mais je crois me rappeler que Bela Lugosi, le premier interprète de Dracula à l’écran, a pété ses boulons à force de s’identifier à son personnage. Vers la fin de sa vie, il dormait dans un cercueil capitonné, ce qui a dû faire des économies quand il est passé de mort vivant à mort tout court. De la même manière, Boris Karloff, créature du docteur Frankenstein, est mort dingue, suite à une espèce de déstructuration mentale et perte de la personnalité. Jordan et Violaine ont peut-être attrapé quelque chose de cet ordre. C’est en tout cas ce que je m’efforce de penser, je suis un type rationnel. Immergé dans une situation qui, somme toute, l’est assez peu.
— On peut la voir.
— La photo ? Si tu veux. Si ça peut te servir à le serrer. Suffit de passer chez moi, mais je te demande un truc en échange.
Et allez donc. On n’a rien sans rien. Ça c’est Paris. Encore un qui a un écureuil à trimbaler.
— Tu veux quoi ?
— Que tu me racontes. C’est pas que je veuille mettre le nez dans tes histoires mais j’aimerais être sûr qu’il y ait rien de bon à shooter. Un night-clubber comme toi qui poursuit un gars qui mord les gens qui traînent dans la nuit. On est à Paris, non ? On sait jamais.
Je n’ai pas aimé qu’il me catalogue comme night-clubber. Mais je dois reconnaître que tout ça a de quoi l’intriguer. Sa ville, sa nuit, son cou, l’acharnement d’Étienne, le mien, Jordan et les autres qui ne veulent surtout pas apparaître en photo.
— C’est pas ton créneau, j’ai dit.
— T’es sûr de vouloir un tirage ?
J’ai acquiescé, forcé. Il m’a demandé de patienter une petite demi-heure, le temps de faire son dernier tour. Quitte à faire le pied de grue, je me suis dirigé par réflexe vers le buffet du parc qui n’était plus éclairé que par les photophores. Quelques douairières plantaient des cure-dents dans la chair mordorée d’un canard découpé en cubes. Et quand on me dit qu’il n’y a aucune magie dans cette bouffe…
— Champagne, monsieur ?
J’ai réfléchi une seconde, pour refuser d’un geste de la main. Je me suis laissé corrompre par un fond de Perrier nature, pour me mouiller la langue et le palais. J’ai dû m’écarter du buffet à cause de l’odeur. Pour la première fois j’ai réalisé que le pain de mie en avait une. Dans une grande panière en osier j’ai vu de splendides légumes sculptés et formant une sorte de fresque circulaire, façon Arcimboldo mais sans l’idée du portrait. Des radis piqués au centre, des carottes naines autour, des carrés d’ananas, des pelures de tomates agencées en bouquets de roses, et plein d’autres trucs bigarrés. Mon attention s’est portée sur un des éléments de décoration.
— C’est un artiste de chez nous qui les fait. Goûtez, dit le serveur.
Il a rapproché un plateau couvert de coupelles de sauces vaguement dérivées de la mayonnaise. J’ai bloqué un hoquet qui m’aurait fait vomir la gorgée de Perrier.
— Rien ne vous tente, monsieur ?
Si ! quelque chose, mais je m’en suis écarté. Puis j’ai tendu la main, un instant, et l’ai rétractée en me demandant si je ne devenais pas complètement dingue. C’est du moins ce qu’a pensé le serveur en me regardant saisir une tête d’ail. J’ai épluché une gousse en quelques secondes et me la suis mise en bouche, sans réfléchir.
J’ai mâché.
Le serveur, classieux, a dit que ça faisait du bien à la circulation.
En avalant la chose, j’ai poussé un petit soupir de contentement.
De loin, Jean-Louis m’a fait signe qu’on pouvait y aller.
— Et Rourke ?
— Parti à L.A. ce matin, c’est ce que m’a dit un collègue qu’a des meilleurs tuyaux que les miens. Je peux me refaire au New Morning, y a un bœuf privé qu’est prévu avec Prince, il est à Paris depuis hier. Faut qu’on file.
Puis il a sorti des chewing-gums de sa poche et m’en a proposé un.
Dans le taxi, je lui ai raconté l’à-peu-près racontable, en forçant bien sur les détails réalistes, pour lui donner une chance de me croire.
Bertrand a couché avec la nana de Jordan, et a disparu juste après.
Jean-Louis a roulé des yeux comme des billes. Je lui en ai donné plus sur ce qui ne prêtait pas à conséquence, les sauts de puce dans les bars, les emmerdes avec les motards qui veulent ma mort, Fred et Gérard, les boîtes, où j’ai bien fini par retrouver Jordan, qui m’a filé entre les doigts en me laissant l’empreinte de ses crocs. Jean-Louis a tout gobé. Comment aurait-il pu douter, avec nos morsures respectives ? Ça rapproche, ce genre de stigmates.
Quand il parle de chez lui, on imagine une chambre noire qui pue le révélateur. Il vit près du quai d’Austerlitz dans un cinq pièces bourré de couloirs, avec, au bout de l’un d’eux, un labo plus opaque que tout ce qu’il photographie. Parmi les photos épinglées dans le salon, j’ai reconnu Lou Reed, sérieux comme un pape, noir et blanc, flou, invendable et superbement irréel. C’est la série ratée de Jean-Louis, tout ce qu’on lui refuse, mais qui un jour sera réuni en recueil, rayon beaux livres. Il en est persuadé.
— Installe-toi, faut que je la tire sur papier.
Je me suis calé entre deux piles de magazines, ceux où il travaille, et tous les autres, même des vieux numéros de Jours de France du temps de La semaine d’Edgar Schneider. Paris Nuit, Paris Magazine, je feuillette, reconnais quelques trognes hilares dont la moitié a l’air de dire : « je m’amuse et je vous emmerde tous », et l’autre, compassée, dit : « vous m’emmerdez pendant que je m’amuse ». Ce genre de photos pas vraiment nettes, auxquelles on se prête de plus ou moins bonne grâce, avec des courtisans parfaitement inconnus qui s’appliquent à poser, une main sur l’épaule de la star. Effets de flash sur les gueules en sueur. Rétines rouges. Parmi elles, la photo d’une tablée de fêtards avec des girls en strass sur les genoux.
Ça m’a rappelé la soirée anniversaire au Crazy Horse Saloon pour laquelle Étienne avait eu trois invitations par on ne sait quel miracle. On ne s’était pas fait prier, Bertrand et moi, on avait même sorti les cravates. C’était comme une oasis pétillante de lumière au cœur de cette mauvaise nuit de janvier. On avait eu droit à une part du gâteau. Et aux filles abominablement cambrées sur la scène. Et hormis le fait que personne n’avait cherché à lier connaissance avec nous, toutes les conditions du bonheur étaient réunies. Pourtant j’en suis sorti avec un goût amer dans la bouche. En retrouvant la mauvaise nuit d’hiver, je me suis posé deux questions : « où dormir ? » et « quand est-ce qu’on aura droit à des filles pareilles ? »
Mister Laurence m’avait fourni les réponses : « dans le studio de son cousin place de Clichy » et « pas avant quarante ans si toutefois on arrive à faire quelque chose de nos existences ». Tout ça s’est effectivement fini sur le lino d’une kitchenette où nous avons bu une bouteille de Veuve Cliquot rosé qu’il avait glissé dans son imper en sortant du Crazy. Et, sans réveiller le cousin qui s’accordait une dernière demi-heure avant d’aller bosser, nous avons trinqué à ces quinze années qu’il nous restait à vivre avant de devenir des gens auprès de qui on a envie de s’asseoir.
*
* *
Jean-Louis s’est enfermé depuis bientôt une demi-heure, tout ça pour allumer trois ampoules et suspendre son chromo à une épingle à linge. Si je n’avais pas peur d’abuser, j’irais cogner à son labo pour presser le mouvement.
— Fallu que je la retrouve dans mon tas de péloches, j’ai essayé de rectifier un peu le flou.
— Montre.
Il allume une espèce de spot qui me fait cligner des yeux. Je lui arrache des mains la photo qui dégouline encore.
Le couple maudit, hargneux, prêt à bondir, ce n’est pas vraiment eux que je cherche mais l’inconnu. Un vague espoir m’avait traversé la tête, celui de reconnaître quelqu’un à qui me raccrocher. Je ne vois qu’un type brun, chafouin, cadré à la taille, avec un fly-jacket. La trentaine. Et pas même un gros badge au revers avec son nom écrit dessus.
— T’es content ?
— Je vais la montrer à un maximum de gens, on verra. En tout cas, je pense à toi s’il y a de quoi faire un reportage.
— T’emmerde pas pour ça, va. Si j’ai dit ça, c’est à cause de mon côté fouineur, je suis toujours à l’affût, t’emmerde pas…
Ça m’a surpris mais je n’ai pas insisté. J’ai eu ce que je voulais. Il m’a proposé de boire un verre, j’ai refusé sans partir pour autant. Nous nous sommes bien marrés en imaginant une série de photos des cicatrices que laissait Jordan, des noir et blanc en très gros plan, sous verre, dans une expo d’avant-garde. Je suis sûr qu’on aurait du monde au vernissage.
Il ne m’a pas raccompagné à la porte, je l’ai claquée derrière moi. J’ai évité l’ascenseur, pour me remettre en jambes, je me suis dit qu’il fallait que je mange quelque chose, en cherchant ce qui ne me révulserait pas. Une salade ? Oui ! tiens, une salade. Non ! rien que d’y penser, envie de vomir. Des spaghettis ? Vomir. Du lait ? Gerbe immédiate. Des calamars ? Vomir. Un chocolat avec une tartine ? Beuark. De la brandade de morue… Ah ! la brandade de morue ça se discute. Un peu tiède, deux ou trois bouchées. Mais quand j’imagine la cuillerée fumante, j’ai un haut-le-cœur. Un bouillon de légumes ? Vomir, trois fois vomir. Du filet de lieu ? La gerbe. Je devrais peut-être consulter. Le toubib arriverait sans doute à décoincer quelque chose. Mais comment lui expliquer les symptômes.
En sortant dans cette ruelle pas nette et perdue dans le XIIIe arrondissement, j’ai vu, au loin, l’étrange bâtiment de l’Armée du Salut. Jamais nous n’avons eu le courage de l’approcher, Bertrand et moi, malgré une certaine affection pour Le Corbusier. Persuadés qu’on nous laisserait volontiers entrer. Certains matins, on nous aurait même ramassés dans le camion si on nous avait repérés. Et on aurait dit : « Vous vous trompez, y a erreur, nous c’est le champagne, pas la vinasse. » Après tout, puisqu’il y a des hiérarchies partout, pourquoi pas là. On serait un peu la tendance luxe de la cloche, les aristos, les snobs. En fait, je suis à peu près certain que, même là-bas, rien qu’à voir nos dégaines « faux chic » et nos moues précieuses, on nous traiterait de parasites.
À quelques mètres, j’ai vu un barbu assis, seul, sur sa moto à l’arrêt. J’ai continué sur ma lancée, sans même un mouvement de recul, malgré une petite pointe d’angoisse quand je suis passé à son niveau. Une seconde j’ai pensé à jeter un œil sur son réservoir pour y traquer le serpent à lunettes, mais un taxi blanc, libre, énorme, a déboulé à ce moment-là dans la rue, comme une espèce de Pégase. À mon signe, il s’est arrêté, je n’y ai pas cru. Il a baissé sa vitre pour me demander où j’allais. En général ce genre de chantage me met l’insulte à la bouche, mais là…
— Rue de Rome.
— C’est bon, montez.
Il a débloqué le loquet de la portière, c’est là où j’ai entendu cette espèce de petit bruit bizarre qui m’a fait penser, Dieu sait pourquoi, au claquement de langue d’un animal. C’était le motard, stoïque, qui émettait ce son étrange en secouant bien haut l’index à l’attention du chauffeur. À qui j’ai répondu « non », quand il m’a demandé si je connaissais le zigoto.
— Hé ! le motard, tu vas nous lâcher la grappe ? il a dit en se penchant sur son volant pour attraper un truc sous son siège.
Impulsif, le chauffeur. Un vrai tacot parisien, paré à toutes les situations, et dans ce cas précis j’avoue n’avoir rien à y redire. L’homme à la moto n’a pas arrêté son bruit débile, il a même secoué la tête, toujours sans bouger ni regarder vers moi.
La horde est arrivée au moment où le chauffeur allait sortir.
Quinze ou vingt bécanes, monstrueuses, lentes.
Ils étaient tellement forts, tellement irréels dans leur brouillard d’essence.
Quand je me suis retourné, le taxi était déjà loin. L’homme à la moto a cessé son truc insupportable avec la langue.
Je me suis mis à courir comme un fou.
*
* *
Ils n’ont pas eu besoin de me ficeler, ni de me bâillonner. Dès lors, à quoi bon hurler ou gigoter. Le hangar est tellement grand que même leur couronne de bécanes ne le remplit pas au tiers, ça ressemble tout juste à un cercle de feu autour d’un scorpion qui n’a besoin de personne pour s’administrer le coup de grâce. Malgré tout, je n’ai pas pu m’empêcher de les trouver beaux et inexorables, comme le feu. Parce qu’ils m’ont laissé le temps de les regarder, les salauds. J’en aurais presque réclamé la raclée pour qu’on en finisse. Avec pour dernière force, celle de la résignation, épuisé par ma course folle et vouée à l’échec dès le départ. Fred est arrivé quelques minutes plus tard, je l’ai reconnu au bandage qu’il arbore comme des lauriers de guerre autour de la tête. Tout à coup je ne les ai plus trouvés ni beaux ni inexorables, on ne pense à rien quand on serre les dents et quand la sentence tombe avant le verdict. Je me suis roulé en boule en protégeant les zones que seul l’instinct choisit. C’est sans doute ça qui leur a suggéré l’idée du football. J’ai serré mon poignet droit, mordu dans la manche en crispant les paupières pour chercher le noir profond. Les genoux repliés. Implorer ne m’aurait servi qu’à me déconcentrer, ouvrir des failles dans cette carapace ridicule. Les premiers coups ont été plus humiliants que vraiment douloureux, il leur fallait juste voir comment la boule réagissait. J’ai compris à ce moment-là que le scorpion préfère la solution finale rien que pour éviter ça. Des bottes m’ont toisé de haut, par peur de se salir, elles m’ont retourné, comme un papier gras, du bout de la pointe, pour voir ce qu’il y avait en dessous.
Pas de rires, pas de grognements, pas de bruit.
Penser à autre chose en attendant que ça tombe. Ne pas ouvrir les yeux. Penser que quoi qu’il arrive je serai dehors.
Après.
Penser qu’on se remet toujours des meurtrissures, tôt ou tard, même de la morsure d’une belle fille. Mais qu’est-ce qu’ils foutent, là, à attendre ?… Penser. Ne pas se laisser distraire. Les nier. Penser à ce hangar. Je le connais. J’avais juré de ne plus mettre les pieds là-dedans, je m’en souviens encore, il faut que je m’en souvienne, j’en étais sorti énervé d’avoir fait le mauvais choix, ils y donnaient une rave, une fête géante avec des tigres en cage et des cinglés de House Music qui voient la vie en jaune à force de bouffer de l’ectasy. Bertrand s’était foutu de moi parce qu’à l’autre bout de Paris, on ratait une soirée au Pré Catelan sponsorisée par Pommery et Hédiard. Pré Catelan, Bois de Boulogne, loin, dans les arbres.
Qu’est-ce qu’ils foutent…
Peux pas m’empêcher d’attendre. Allez-y, et que je m’en aille. Ils veulent peut-être que je les supplie, que je leur lèche une botte. Je l’ai déjà fait, une fois, avec Bertrand, alors pourquoi pas avec des inconnus.
Tout à coup, j’ai cru que mille mains chaudes me caressaient partout, ça n’a duré qu’un instant, j’ai compris quand les flots d’urine m’ont inondé les cheveux et le visage. Les jets se sont croisés dans mon dos, perçant les vêtements et baignant ma peau.
Le plus insupportable, les oreilles, sifflantes, brûlantes, qui m’ont privé du dernier sens. Isolement presque total. Quelques secondes.
Penser que je suis un mort vivant. Un mort vivant. Qui n’éprouve plus rien. Qui attend la fin du jour. Pour se venger. Je sais, enfin, pourquoi ils veulent se venger des vivants.
Penser que je suis un mort vivant.
Impossible, pourtant. La sensation de cette pisse chaude dans l’oreille m’est vite devenue insupportable, j’ai été forcé de desserrer les bras pour m’ébrouer un peu et me déboucher le conduit auditif. Ça m’a permis d’entendre en bloc le tonnerre des motos qui ont toutes démarré en même temps. J’ai bien été forcé d’ouvrir les yeux quand une roue est venue me frôler le tibia. Au travers des fines rigoles qui coulaient de mes mèches de cheveux, j’ai vu la farandole qui s’organisait autour de moi. Un essaim vrombissant qui s’ouvre doucement pour me happer, décrire des arabesques ponctuées de coups de botte que je n’évite pas toujours. Une partie de polo dont ils semblent connaître les règles. Ne pas poser le pied à terre, hurler comme des Indiens pour invectiver la monture, foncer sur le ballon comme pour l’écraser, et le frapper de la main ou du pied, pour faire des passes à ses coéquipiers. Il est humide, le ballon, mais il est bien forcé de jouer son rôle s’il ne veut pas se retrouver éclaté entre deux dribbles.
Ils se sont bien amusés.
Seul un mort vivant pouvait supporter ça.
J’ai eu l’impression que les motos se vengeaient, pas les hommes. Elles se sont souvenues de la torture suprême que j’ai fait subir à l’une d’elles. S’attaquer à une, c’est insulter toutes les autres. Les images de son agonie me sont revenues en mémoire, le métal éventré, défiguré, puis transformé en brasier. Elles m’ont fait danser, elles m’ont propulsé dans les murs en dialoguant entre elles, elles m’ont fait rebondir les unes dans les autres, l’équipe gagnante a poussé un hourra. Les moteurs se sont tus.
J’ai repris mon souffle, en larmes. Haletant, j’ai senti mon odeur, ça m’a fait craquer, enfin, et j’ai chialé, chialé, prostré à terre.
Fred s’est approché. À pied.
— Naja contre écureuil. Regardez-moi ce travail…
Je me suis essuyé le nez du revers de la manche.
— Je suis mort. Je reviens du territoire des morts pour hanter les vivants. Et bientôt vous ferez partie des nôtres, j’ai dit, entre deux plaintes de sale mioche.
Après une seconde d’expectative, ils ont tous éclaté de rire. J’ai eu le temps d’essuyer mes larmes et quelques coulées de pisse.
— Qu’est-ce qu’il voulait, Jean-Louis, en échange de ma peau ?
— Tu y tiens vraiment ? À quoi ça va te servir ?
— À savoir ce que je vaux.
— Si ça peut te faire plaisir. Ton photographe de merde, il savait que Didier et Jojo, les deux que tu vois, à droite, ils font les roadies et le S.O. de tous les concerts du Parc des Princes. Tu sais ce que c’est un roadie ?
— Un roadie ? Attends voir… c’est pas ces mecs qui déménagent les amplis et qui dorment sur une enceinte pendant le concert en buvant des Kro qu’ils décapsulent avec les mâchoires ?
— Tu dis ça parce que t’es sincère ou tu veux juste recevoir ma main sur la gueule ?
— Je dis ça parce que j’en suis incapable. On me l’a proposé, une fois, avec mon pote, on a essayé de soulever une guitare, on s’est chopé un tour de reins et on n’a pas été payés.
Ils ont beau se marrer comme des tordus, ils ne se doutent pas une seconde que c’est l’exacte vérité.
— Il nous a demandé une photo de Madonna, dans sa loge, toute seule, avant et après le concert. On est les seuls sur Paris à pouvoir le faire entrer backstage. Je lui ai promis de me débrouiller. Et je vais tout faire pour tenir parole. Un pacte, c’est un pacte. Voilà ce que tu vaux.
C’est déjà ça. Il aurait pu me vendre pour le singe de Michael Jackson.
— Je m’en foutais, moi, de ta gueule, je suis un gars tranquille, j’ai même rien contre les parasites, si tu te mets à écraser les blattes dans un évier, t’as pas fini. Pourquoi t’es venu me narguer, dans mon bar, et pour me péter la tronche, en plus ?
— Je sais pas quoi dire…
— Cherche pas, va… maintenant c’est fini, on te touche plus. On s’est bien marrés. On n’a plus qu’à attendre Gérard.
J’ai cru qu’il allait me serrer la main, sans rancune.
On n’a plus qu’à attendre Gérard.
J’ai lentement réalisé que le scorpion était un animal noble. Ce pourquoi il se suicide. Pas le cafard. Le cafard a la fâcheuse habitude de survivre. Quatre ans s’il ne rencontre pas de talon haineux. J’ai cherché, sans le trouver, le nom de cet insecte ailé qui ne vit pas plus d’une nuit.
*
* *
En attendant qu’il arrive, j’ai dit aux autres que Gérard ne me buterait pas là, dans ce trou béant, et que s’il en avait encore l’intention, ce serait en public, à mains nues, avec, je ne sais pas, des circonstances atténuantes, des témoins, et pas les copains du moto-club, et que Gérard n’était pas bête à ce point-là, et qu’il en fallait, de la préméditation, pour jouer l’homicide de sang-chaud et sans préméditation. J’ai dit tout ça en bafouillant, en cherchant mes mots, et toujours persuadé que c’était de la blague pour frimer devant les copains. J’ai dit ça pour jouer le jeu, pour suivre une logique de dément. Ils ont écouté mon argumentation. Calmes. Fred a dit que tout ça était encore vrai, il n’y a guère que deux jours. Mais depuis le destroy de la 1340, Gérard ne pense plus à son plan de carrière, il remet ça à plus tard, le premier venu fera l’affaire. Non, Gérard a très mal vécu la perte de son engin. Il ne veut plus rien préméditer. D’ailleurs il ne pense plus, Gérard. Il n’a plus goût à rien. D’abord l’humiliation, puis la honte, puis le mépris, puis un idéal de vie brisé sur un coin de trottoir…
— Il va faire ça vite, au P.38, t’auras le temps de t’apercevoir de rien.
Tant qu’il ne sera pas là, tant que je ne lirai pas dans ses yeux et que je n’entendrai pas le son de sa voix, je ne pourrai pas croire à toutes ces histoires.
— Gérard, c’est un mec protégé, tu comprends… Et pas uniquement par nous. On touche pas à Gérard…
Un des leurs passe devant moi et effleure sa gorge de part en part du bout de l’ongle.
*
* *
Nous avons attendu, longtemps. Silencieux.
— Y a trois heures, il a dit qu’il serait là dans dix minutes.
— C’est vrai, c’est pas normal. C’est moi qui l’ai eu au téléphone, il était excité à mort quand je lui ai dit qu’on l’avait. Il a dit qu’il préférerait rouler en japonaise plutôt que le laisser en vie un quart d’heure de plus.
Fred lui demande d’aller se renseigner puis se retourne vers moi :
— C’est rien qu’un sursis, t’énerve pas. Respire, rigole, pense à des souvenirs agréables, chante.
Tant que je ne lirai pas dans ses yeux, je ne pourrai pas y croire.
La porte du hangar s’entrouvre, une tranche de nuit s’engouffre, une bécane démarre, prête à sortir. Quelques coups furieux d’accélérateur.
Et puis, plus rien. Moteur coupé.
— Mais qu’est-ce tu fous, Éric ! hurle Fred.
Le copain Éric ne répond pas. Au loin, je le vois descendre au ralenti de sa moto et se baisser au seuil du hangar. Fred s’énerve, les autres aussi, Éric s’assoit à terre et se prend la tête dans les mains. La bande avance, bien compacte, comme pour se protéger en cas de grabuge. Je la suis à pas timides, à dix mètres. Ils forment un cercle, j’en entends deux gueuler de surprise, un autre porter une main à sa bouche pour retenir un hoquet. Je n’ai pas pu voir tout de suite, il a fallu que je tourne autour du cercle pour m’y insérer, intrigué, comme les autres, et sûrement beaucoup plus que les autres. J’ai tapé sur l’épaule de l’un d’eux pour qu’il se pousse, il m’a regardé comme si j’étais l’Antéchrist, il a ouvert les bras et s’est éloigné de moi à reculons, éberlué.
À terre, j’ai vu quelque chose d’humain. Une carcasse dont on ne discerne presque plus une zone d’épiderme. Rien que des trous. Des os apparents. Les impacts se confondent. Une robe de sang qui va de la mâchoire aux genoux. Une posture grotesque, sur le ventre, les bras sur la tête comme un élève puni. Il n’y a pas erreur sur la personne, ceux qui ont fait ça ont laissé le visage intact. Les joues sont gonflées à craquer, de la bouche émerge le canon d’un revolver. Sans doute celui qu’il me réservait. On le lui a presque fait avaler.
Un des gars de la bande a vomi, un autre l’a suivi. J’ai su à cet instant-là que j’avais le cœur mieux accroché que je ne le pensais. Je me suis penché pour lire, enfin, quelque chose dans les yeux de Gérard, sans rien y trouver. J’ai cherché aussi le dégoût, la peur et l’horreur de la mort dans le fond de mes tripes, sans rien trouver de tout cela, rien qu’une espèce d’euphorie morbide qui m’a permis de supporter cette mascarade. Dans sa posture, avec ce truc dans la bouche, le cadavre m’a fait penser à un civet au sang avec une pomme dans la bouche.
Une bécane a démarré, ça a marqué le point de départ de la débâcle. Après avoir inspecté le corps de Gérard, tous ces yeux horrifiés se sont posés sur moi. Ils ont reculé lentement. En levant presque les mains en l’air.
— Je sais pas qui a fait ça ! j’ai gueulé pour couvrir le bruit du moteur.
J’ai vu d’autres flammes dans leurs yeux, j’ai vu la terreur, ils m’ont toisé comme une espèce de monstre. Fred a été pris de panique, il s’est rué sur sa moto pour fuir, fuir cet endroit maudit, fuir la dépouille gluante qui traîne au seuil et qui jadis fut son ami, fuir le Diable en personne, un diable qui n’apprécie pas qu’on lui pisse dessus. Je me suis remémoré ses dernières paroles : On ne touche pas à Gérard… Il est protégé.
Phrase malheureuse, prononcée à peine trop tôt. Et voilà ce que j’ai envie de lui répondre pendant qu’il se casse la cheville sur le kick de sa bécane : « Oh que si, on y touche, à ton Gérard, on le transforme en passoire, on lui fait avaler son calibre, et c’est surtout pas lui qui est protégé, c’est moi, celui avec qui vous avez joué au foot… » Je lève les bras en l’air, je tire la langue, j’exulte toute cette peur qu’ils avaient réussi à faire germer en moi, les salauds, regardez-le, votre Gérard, et regardez-moi, et fuyez, je suis un mort-vivant, un mort vivant !
Le torrent des motos a roulé sur les quais, j’ai couru pour fuir, moi aussi, à m’en faire éclater les poumons, j’ai traversé le premier pont venu, les larmes aux yeux, en courant toujours, paniqué à l’idée qu’on me suivait. Je me suis retrouvé près de l’entrée des caves de Bercy. Une cabine de téléphone.
— Passez-moi Étienne… Mais si, vous le connaissez ! C’est le plus vieux de tous… Il doit être au bar…
Tout de suite après j’ai éclaté en sanglots, je ne sais pas comment il a fait pour reconnaître ma voix, j’ai voulu me calmer, reprendre mon souffle hors de la cabine, mais j’ai continué à sangloter sans pouvoir prononcer un mot.
— T’es où ?…
— Je sais pas… Viens…
— Arrête de chialer, qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je sais pas… Gérard est crevé… Et je suis plein de pisse…
Une vague de sanglots m’a submergé à nouveau.
Un peu plus tard, une Datsun Sherry, grise, aux ailes rouillées. J’ai demandé à Étienne de m’emmener loin. Il a répondu que personne n’a envie d’aller loin avec une espèce de souillure qui braille à ses côtés.
*
* *
En sortant de la douche, je l’ai vu affalé dans un fauteuil, un verre plein dans une main, une boîte de Tranxène dans l’autre. À son geste, j’ai compris qu’il me demandait de choisir. Je me suis descendu le bourbon d’un trait et lui en ai demandé un autre. Des fringues propres m’attendaient. Un tee-shirt à l’effigie de Jim Morrison, un sweat aux rayures horizontales oranges et noires, un caleçon avec des conneries écrites dessus, un jean hyper blanchi avec un accroc au genou, et ces insupportables baskets rouges qu’on ne peut lacer qu’après un stage dans la marine marchande. Mon beau costume tout neuf est roulé dans un coin comme une boule de fiente avec la chemise.
— Les flics vont faire une enquête, dis-je, prêt à rechialer.
— Bien sûr. Et alors ?
Silence. Pas un iota d’inquiétude dans ses yeux. Rien.
— T’as peur qu’ils remontent jusqu’à toi ? Si ça peut te rassurer, je peux te jurer sur ma propre tête qu’ils ne remonteront jamais jusqu’à toi. Ton Gérard il pue déjà l’affaire classée. Un mec avec un pedigree gros comme ça, retrouvé dans un hangar près des quais, la nuit, tu crois que ça va faire pleurer un commissaire de quartier ?
— Qu’est-ce que t’y connais aux flics, toi ?
Après un temps et un haussement d’épaules, il a dit :
— Va savoir…
Il est là, le secret.
C’est la première fois qu’Étienne m’invite chez lui.
Il a dû sentir l’urgence, sans doute. Malgré mon état, dès qu’il a ouvert la porte, j’ai cherché des indices qui me mettraient sur la piste de son mystère. Je n’y ai trouvé qu’un petit studio miteux, un vieux canapé et des posters de hard rockers scotchés, un gant de baseball, l’album Rock Dreams de Guy Peellaert, un walkman, un ghetto blaster. C’est tout.
— Il voulait ta peau et tu t’en sors plutôt bien, non ?
— Et les bikers ?
— Ils vont porter plainte ? Ils vont toucher à un cheveux de ta tête, après avoir vu Gérard dans cet état-là ?
— T’en parles comme si t’y étais.
En disant ça, un vague doute m’a traversé l’esprit. J’ai essayé de comprendre quel jeu il jouait, de quel bord il était.
— Non, je n’y étais pas. Je veux bien te donner un coup de main, mais je suis plutôt du genre à pas me créer d’embrouilles. Ma spécialité, c’est plutôt les embrouilles des autres.
— T’es flic ou t’es voyou ?
Il a ricané et s’est versé un verre.
— Sans doute un peu des deux.
— C’est pas une réponse.
— Si. Et si tu veux de la précision, j’irai jusqu’à dire que je me partage fifty fifty.
Ça m’a énervé sans que je le montre. Jusqu’à maintenant, je pensais que le jour il récupérait de ses folies de la veille, qu’il émergeait pile à l’heure des happy hours, qu’il était rentier, qu’il nous a pris sous son aile, Bertrand et moi, pour notre innocence mal cachée. Je pensais que nous nous étions croisés au milieu du parcours, celui qui nous restait à faire, celui qu’il faisait à rebours. Brutalement il m’est apparu comme un monsieur de cinquante ans. Pas un oiseau de nuit qui se déplume, pas un alcoolique dans sa fuite en arrière, pas un teenager qui a l’âge de ses mythes. Rien, juste un monsieur. Un monsieur qui jadis a su faire les nœuds de cravate et commander un vin, qui avait l’oisiveté coupable, qui avait un parler clair et confortable, qui réservait sa part de fantaisie pour des moments trop bien choisis pour arriver un jour. Et je lui en veux pour la confiance qu’il ne me fait pas, parce que dès qu’il devient adulte, je redeviens un gosse, en jean troué, tout juste capable de se fourrer dans un merdier dont il faut le sortir. Toutes ces grandes personnes commencent à m’emmerder sérieusement. Même Bertrand est passé de leur côté. Je sens qu’elle est déjà loin, l’époque où il s’appelait encore Mister Laurence.
— Le gars de la photo, tu le connais ?
— Non.
— Tu fais la gueule, Antoine ?
— Non.
Il a ricané. Un jour viendra où je saurai dire des non qui tomberont comme des couperets.
— Il est pas encore deux heures, on peut se faire la tournée des boîtes avec la photo. Et si on continue à avoir de la chance, qui sait, on peut même tomber sur les vrais. Après ce qui s’est passé tout à l’heure, t’as tout intérêt à retrouver tes vampires. Parce que depuis ce soir, on vient d’apprendre quelque chose.
— Quoi ?
— T’es protégé.
— Hein ?
— Quelqu’un te protège. Gérard était un obstacle, on balaye Gérard, mieux : on en fait une mise en scène grotesque pour décourager les fâcheux. On te protège parce qu’on veut que tu retrouves Jordan.
— C’est le vieux.
— Peut-être. Il en a les moyens et il sait ce qu’il veut. C’est pas le genre de gars à s’encombrer d’une mort d’homme. Alors, on se la fait, cette tournée ?
— Je viens de te raconter toutes ces saloperies et tu crois que c’est le moment d’aller en boîte ?
— Ouais… t’as peut-être raison, j’aime pas sortir le vendredi…
En temps normal, avec Bertrand, on essaie d’éviter les nuits de week-end, elles ne nous appartiennent pas, on les laisse aux banlieusards en bordée et aux midinettes qui se sont pomponnées toute la journée pour la fièvre du samedi soir. La seule chose à faire est de trouver une fête privée, et le vendredi et samedi, c’est l’idéal. Faute de quoi, on se fait héberger, de préférence chez quelqu’un qui a un magnétoscope.
— Mais ça serait bien qu’on tourne un peu. On va sûrement crawler pour rentrer aux Bains-Douches, mais c’est aussi bien, on trouvera des têtes qu’on voit jamais d’habitude.
— Ce qui m’ennuie c’est plutôt les fringues. Tu me vois rentrer sapé comme ça dans un bar ? On va me demander si j’ai l’âge.
— On dira que t’as la permission de minuit.
William, le videur des Bains-Douches, était à 2 heures du matin au sommet de son art. Dans l’attitude caractéristique de sa fonction : dos contre la porte, bras croisés, regard impassible face à une meute de gens qui essayaient de comprendre pourquoi ils ne faisaient pas partie de l’élite. La semaine dernière, déjà, ils n’avaient pas pu entrer. La semaine prochaine, ils n’entreront pas. Mais ils essaieront à nouveau. Je ne me doutais pas encore que je faisais partie de ceux-là. William, muet comme une carpe, a pointé le doigt vers Étienne pour l’inviter à grimper les marches. Quand je lui ai emboîté le pas, William nous a fait comprendre qu’il n’était pas question que je suive. J’ai rougi d’humiliation.
— Cet imbécile ne sait pas ce qui est arrivé au dernier videur qui m’a interdit une entrée.
— T’es blacklisté à vie, faut t’y faire. William est solidaire de la profession, Gérard voulait que tu sois interdit de séjour partout, c’était pas une menace en l’air. Prends ça comme une volonté posthume…
Il a haussé les épaules.
— Les boîtes, pour toi, c’est fini. Maintenant t’es juste bon pour les kermesses, les bals popu, et le patronage.
— Pourquoi il te laisse entrer, toi ?
Il a ricané.
— Parce que j’ai connu cet endroit bien avant sa naissance, c’est ici que je venais me laver.
Il y a eu quelques sifflements dans la meute quand il est entré sans faire la queue.
Rien. Jordan n’a pas mis les pieds aux Bains-Douches depuis le soir où il a mordu Jean-Louis, et pour cause, William a pour consigne formelle de lui faire embrasser le trottoir s’il ose réapparaître après un coup comme ça. Personne n’avait vu le gars de la photo avant ce soir-là, personne ne l’a revu depuis. Tout Jordan qu’il est, à force de planter ses crocs un peu partout, il finit par se griller dans ses propres repaires. Ça prouve qu’il ne choisit ni le lieu ni le moment, mais qu’il peut péter les plombs d’une seconde à l’autre, et mordre, toujours pour la même raison. Jordan n’est pas un vampire. C’est juste une bête caractérielle qui répond à l’agression. Et encore, ce n’est même pas sa propre peau qu’il protège. Le saxo et ce salopard de Jean-Louis n’auraient jamais eu l’empreinte de ses mâchoires dans le cou s’ils n’avaient pas fouiné du côté de Violaine. Une sorte d’alter ego fragile aux allures de pute, il l’aime jusqu’à mordre pour elle, et si j’ai cette plaie violette sur la poitrine, c’est parce qu’elle l’aime jusqu’à mordre pour lui. Un amour malsain, névrotique. Jordan et Violaine, une dépendance, l’incube et la succube, deux malades qui veillent l’un sur l’autre. Deux fous qui s’aiment à en mordre la terre entière. Un jour, il faudra que je sache pourquoi.
Étienne est ressorti du Harry’s bar avec un hot dog. Là non plus on n’a pas revu Jordan, et personne ne connaît le troisième larron. Mon pote ne se décourage pas, au contraire, il fonce droit vers Pigalle.
— Mange au moins une saucisse.
Voyant que je ne me décide pas, il se descend le hot dog entre deux changements de vitesse. Je ne sais plus ce que je fais dans cette voiture, dans mes baskets rouges, avec un monsieur qui en a des blanches et qui se goinfre comme l’ado qu’il est redevenu. C’est comme s’il voulait que la fête continue. Je ne sais plus vraiment à quoi ça sert, Bertrand est là où il veut être, et Jordan et Violaine, les maudits, n’ont pas besoin d’être dérangés.
5 h 00. Fatigue. Nous avons tourné dans des quartiers où je ne vais jamais, des coins sans boîtes ni bars, il a parlé avec un tas de mecs que je n’avais jamais vus. Je ne suis pratiquement pas sorti de la voiture. Il a fait ses allers-retours un peu partout, frais comme une rose, et pas une fois il n’a manifesté un signe de découragement.
— Qui c’est, ces gens ?
— Des contacts.
Encore une réponse énervante, il le fait exprès, mais je suis trop fatigué pour jouer à ça.
— J’en ai marre, Étienne. Arrête de t’acharner, tu vois bien que ça donne rien.
— On passe au 1001, Jean-Marc a peut-être quelque chose.
Bonne idée. Un verre au 1001, tranquille.
Le chinois est assis sur la voiture garée devant l’entrée, cinq ou six mecs discutent le coup autour de lui en attendant que les derniers danseurs ne se résignent. D’ici une demi-heure, le disc-jockey enverra une valse viennoise sur la piste afin de la vider pour de bon. Ça nous laisse le temps de siroter un mescal. Jean-Marc me met une petite claque sur la joue.
— Tu sais que normalement je devrais pas te laisser rentrer. C’est le mot d’ordre dans tout Paris.
— Tu vas pas me faire ce coup-là toi aussi, merde !
Des filles dansent, seules, avec un bon temps de retard sur la musique, mais elles dansent quand même, jusqu’au bout. On s’installe au bar, le parfum fumé du mescal me revient en mémoire, Étienne commande une margarita. Je sens l’heure bleue arriver. Des Américains, au bar, s’amusent gentiment entre eux, parlent fort, ils cherchent la conversation, et c’est bien la dernière chose dont j’ai envie. Jean-Marc nous rejoint. Je lui montre la photo.
— Vous m’auriez demandé directement, au lieu de traîner dans la rue… Ce mec-là, c’est un naze, il zone dans la figuration, sur les plateaux de tournage, il vend un peu d’herbe, on lui laisse faire des panouilles rien que pour ça. C’est le genre à vendre des trucs tombés du camion, c’est un pousse-mégot, le roi de la petite gratte. Je vois pas comment il peut être pote avec quelqu’un comme Jordan. Je le connais pas mais je l’ai vu sur le tournage de mon film.
Il dit mon film pour parler d’un truc pour la télé où il jouait le rôle d’un méchant dealer d’héroïne dans le Chinatown du XIIIe. Ils l’avaient arrangé, le Jean-Marc, tout en cuir, bandeau rouge sur la tête, cran d’arrêt pour goûter la poudre, trop beau pour être vrai. Ensuite il a fait deux pubs en lutteur de sumo et une en pistolero mexicain juché sur un âne. À la suite de quoi, il a renoncé à l’idée de jouer Hamlet un jour.
— Où est-ce qu’on peut le trouver ?
— J’en sais rien, je connais même pas son nom. Mais rien qu’avec ça tu peux te débrouiller, non ?
— Si.
Les deux Américains rigolards se retournent vers Jean-Marc en poussant des petits cris, ils lui tapent sur le ventre et sur les épaules, une saine camaraderie de vestiaire, tout ce qu’il déteste en temps normal.
— Comment il va le big man !
— Hey big chief !
Jean-Marc se prête au jeu avec une bienveillance que je ne m’explique pas. Il se retourne vers moi et me dit à voix basse :
— Je les claquerais bien, ces deux crétins, mais ils viennent tous les jours, et je vais à New York en juillet.
— Et t’aimerais éviter de payer l’hôtel.
— On sait jamais. Ils sont hospitaliers, les Ricains. Et tu sais ce que ça coûte, une piaule là-bas ?
Jean-Marc nous présente les deux zigotos. Bonjour Stuart, hello Ricky. Dès qu’on leur dit nos prénoms, ils nous appellent immédiatement Steven et Tony. Ils sont complètement bourrés, l’un d’eux me demande :
— Vous êtes dans quelle branche ?
Et pourquoi pas mon poids en dollars, hein ? Encore un qui n’est pas habitué à la nuit et aux gens qu’on y croise.
Les noctambules sont discrets sur ce qu’ils font le jour, sans doute parce que la plupart d’entre eux ne font pas grand-chose. Mr. Laurence répond systématiquement « rien », comme s’il en était fier. Parfois il s’amuse à jouer les consuls ou les attachés culturels, et pas pour frimer, juste pour voir combien de temps il peut tenir le rôle avant que son interlocuteur ne se mette à douter.
— So what, t’es dans quel business, my friend ?
Le couplet de Bertrand me revient en mémoire, tout une démonstration pour dire que les diplomates sont au zénith du parasitage mondain et qu’ils vivent à plein temps le rêve absolu : représenter la France, un verre à la main, dans les réceptions officielles sous les tropiques… N’ayant pas autant d’imagination, je donne toujours la même réponse. En général ça ne soulève aucune curiosité.
— Je suis chômeur, je ne sais pas comment ça se dit, dans votre pays…
Ceux qui travaillent n’ont pas forcément envie qu’on le sache non plus. Je me souviens d’une espèce d’esthète qui s’appelait Rodrigo, grand, brun, fines moustaches, toujours avec des chapeaux excentriques et des habits de lumière, un accent hispanisant qui intriguait les filles. Le roi du Palace, Rodrigo. On l’a croisé à la Salpêtrière, le matin où Mister Laurence s’est foulé la cheville. Il portait une blouse blanche, poussait des chariots de bouffe et se faisait engueuler par l’infirmière en chef. Autre cas célèbre : Arnaud qui organise des fêtes grandioses tous les mercredis soirs, sur une péniche amarrée vers le Pont d’Austerlitz. Il porte des chaînettes enroulées autour de l’épaule droite, il danse et boit plus que ses clients, et le lendemain matin, personne ne se doute qu’il a à peine le temps de se changer pour réintégrer son bureau du ministère des finances où de très hautes fonctions l’attendent.
Pour nous, la face cachée des gens, leur double vie, c’est le jour.
L’Américain ne cherche pas vraiment à discuter, il chahute, la cravate de travers, et continue de picoler. Jean-Marc leur tient le crachoir avec une rare complaisance. En tant que parasite, je ne peux pas lui jeter la pierre.
— Tu connais quelqu’un dans le cinoche ? me demande Étienne.
— Oui, un critique, pas une grande pointure, c’est plutôt le genre fanzine destroy, mais il est gentil.
Les deux Ricains nous demandent ce qu’on boit pour nous commander la même chose, comme si on avait encore envie de boire, comme si on avait envie de boire la même chose. On ne refuse pas. L’alcool passe plutôt bien et me brûle doucement l’intérieur.
— You know what ? tu sais à qui tu me fais penser, big man ? Au chef indien dans…
— Vol au-dessus d’un nid de coucou, je sais. T’es jamais que le deux millième à me le dire.
Celui qui s’appelle Stuart a une vraie gueule d’Américain, des dents saines, un buffet gonflé aux vitamines, le genre qui aime la piscine et la défonce. Son pote parle fort. J’ai bâillé et demandé à Étienne ce qu’il avait envie de faire. La tête posée sur ses bras croisés sur le comptoir, il n’a pas répondu.
La salle est complètement vide et, toutes les lumières éteintes, le club des irréductibles vient d’ouvrir dans la petite salle du bas. Jean-Marc a été récompensé de sa patience quand le prénommé Ricky lui a donné son adresse dans L’East Side. Beau travail. Tout de suite après, il a dit : « On peut se tirer, je croquerais bien un truc. » J’ai réveillé Étienne d’un coup de coude dans les côtes. Surpris, hagard, il m’a demandé ce qui s’était passé durant son sommeil.
— Oh ! pas grand-chose. Celui qui s’appelle Stuart a dit cinq ou six fois qu’il aimait les gens sains, il a brûlé un billet de dix dollars pour nous prouver à l’esbroufe que l’argent n’a pas de valeur, puis il a instauré une certaine paranoïa dans la conversation, il a dit que les barmen sont de formidables indicateurs, que c’est chose courante chez lui. Il a dit qu’il aurait aimé être flic, un bon flic de base, un peu pourri, comme dans les films, mais qu’il a le sentiment d’avoir raté quelque chose en bossant dans l’import export. Ricky a dit qu’il n’aimait pas les mots qu’il ne comprenait pas car il a peur d’être pris pour un con, et à un moment, il a proclamé que les États-Unis n’avaient rien à envier à la France et que les Parisiens se prenaient pour les intellectuels de l’Occident. Ensuite… Attends voir… Ah ! oui, ils sont tombés d’accord sur le fait que leur vin était devenu meilleur que le vin français, que les plans originaux de Cabernet sont américains, et que bientôt ils auront les années, que nos hamburgers sont toujours aussi dégueulasses, que le seul souci des français est de passer pour des Américains, et plein d’autres choses comme ça. Ce en quoi il n’avait pas tout à fait tort, compte tenu de cet accoutrement que je porte depuis cette nuit. Après… Je crois que c’est tout, depuis tout à l’heure ils se refont des scènes de films avec des flics et des gangsters, et je ne comprends rien. Tu veux savoir autre chose ?
— Non.
Stuart, bourré à mort, vise la tête de son pote, le pouce et l’index tendus pour évoquer un revolver. Et en ne remuant que la lèvre supérieure, il dit :
— This is the forty four magnum, the most powerful handgun of the world, so go ahead, punk ! Be my guest. Take your chance and make my day.
L’autre répond :
— O.K. ! you got a piece ? You carry a piece ? This is a secret signal for a secret service ?
Ça se tape sur les cuisses. Stuart lève le doigt en l’air et fait :
— I want you to sweat, I want you to give some sweat, I want you to sweat.
J’en ai marre. Je fais signe à Jean-Marc et Étienne que je pars.
— Are you talking to me ? Are you talking to me ? me dit Ricky en se frappant la poitrine avec la main.
— Comprends pas, don’t understand, moi pas comprendre la langue de Shakespeare, et moi pas persuadé que ce soit la langue de Shakespeare, moi juste savoir dire fuck ! fuck you man ! yeah man ! Après, je bloque.
— J’ai faim, a dit Stuart.
— Nous, on va se coucher, j’ai dit, radical.
Une demi-heure plus tard on s’est retrouvés tous les trois devant des frites, près de la station de métro Chevaleret, dans le petit restau des livreurs de la sernam. C’est le moment que j’ai choisi pour décrire à Jean-Marc le corps de son ex-collègue du Moderne. Ça a produit l’effet escompté, j’ai récupéré sa part de frites et l’ai engloutie avec bonheur.
*
* *
Chez Étienne, je n’ai pas tergiversé longtemps sur la question du sommeil, son bien-fondé, son urgence, j’ai juste perdu connaissance pendant que je réglais le réveil pour 9 h 30. Quarante-cinq minutes de voyage intérieur où j’ai intensément rêvé de mon propre corps, j’ai vu mes os reprendre leur taille réelle, mes neurones passés au peigne fin et mon cœur émerger des entrailles pour retrouver sa place originelle. Sans réveiller Étienne, j’ai fait un café serré qui a fait le reste du boulot et j’ai téléphoné chez Sébastien, le critique de ciné.
Je l’avais connu à la fac, à l’époque où il avait la ferme intention de devenir producteur et racheter Hollywood. En attendant, il a survécu, comme nous tous, grâce aux tickets de restau-U. Ensuite il a fait deux courts métrages underground qu’il se démenait pour imposer dans les festivals, puis il a trouvé ce job de journaliste. Sa fiancée m’a dit qu’il était en projection, dans une salle des Champs-Elysées, sans savoir où il allait ensuite.
Une avant-première de film. La projection de presse en présence de toute l’équipe, suivie d’une espèce de buffet dînatoire, vers midi, avec tout ce qu’il faut de champagne pour s’attirer les bonnes grâces des critiques. Ça m’a rappelé des souvenirs agréables. On a toujours aimé ça, Bertrand et moi, c’était une des rares occasions de commencer la soirée à midi. On arrivait vers dix heures du matin, on s’affalait dans des fauteuils en s’amusant du spectacle de la profession qui se retrouve et s’embrasse, et puis, c’était au choix : on en profitait pour s’abandonner à une rare qualité de sommeil pour écluser un reste de ténèbres. Ou bien on regardait le film, juste pour en parler en société des mois avant tout le monde. Ensuite on bâfrait. On congratulait. L’après-midi passait en un clin d’œil et nous étions déjà bien chauds et fin prêts pour attaquer la soirée. Je me souviens de l’époque où une chaîne de télé laissait ses studios ouverts au public pendant l’enregistrement des jeux à la con où des gens répondent à des questions pour gagner des objets. Trois jours par semaine de 10 heures à 18 heures. On y passait pour une petite sieste, pour une tournée de rigolade, pour rien du tout. Mais, pas chiens, on leur faisait une claque enthousiaste. À cette époque, notre seule occasion de regarder la télé, c’était en salle.
Pathé Marignan, 10 h 05. Le film a commencé pile à l’heure. Je dis à l’attachée de presse que je suis le pigiste de l’info cinéma pour une chaîne câblée, lui donne mon nom, le vrai. Elle me laisse entrer en me donnant un tee-shirt de promotion avec le titre du film imprimé sur la poitrine et dans le dos. Je me serais bien passé de la séance mais comment jouer le critique crédible en arrivant pour le générique de fin. Mes yeux s’habituent à l’obscurité, j’inspecte les derniers rangs au cas où Sébastien aurait eu la bonne idée de s’y coller mais j’abandonne très vite. Deux heures à perdre, coincé. En m’installant sur un strapontin, j’ai pris la grave décision de me laisser aller à une fiction clinquante en espérant qu’elle m’entraîne le plus loin possible.
Les applaudissements m’ont réveillé, suivis des claquements feutrés des sièges qui se rabattent. Le flux des spectateurs hagards m’emporte avec lui, un cortège silencieux, encore habité par des images qu’on chasse en se frottant les yeux. J’ai dû rater un bon film. Sébastien m’attrape par le bras et allume sa clope.
— Comment t’as trouvé, Antoine ?
— Je suis encore dedans, je peux pas dire. En fait, c’est plutôt toi que je venais voir.
— T’as le temps de boire un coup ?
— Non.
— Me dis pas que t’as des horaires et que t’as laissé tomber les petits fours.
Il serre la main à des collègues, échange quelques bons mots à usage interne.
— Alors juste un… dis-je.
Formule stupide qui m’a échappé. Je me suis fait l’effet d’un pauvre bougre qui se sent glisser sur la pente coupable des soirs de paie. Alors juste un…
Deux coupes qu’il confisque à d’autres mains, moins rapides. Encore quelques embrassades obligatoires. Je ne peux pas l’accaparer pendant qu’il fait son boulot.
Je me laisse tenter par une seconde coupe qui m’est apparue sans que je la cherche, et la descends en deux traits. Est-ce que cela voudrait dire que je suis définitivement guéri. Ou définitivement foutu. J’essaie de l’emmener dans un endroit discret pour lui montrer la photo, mais il se laisse happer par ses collègues, prend des notes et s’assure toutes les cinq minutes que j’ai bien de quoi boire et manger pour me faire patienter. Et ça m’énerve. Le fait d’être systématiquement réductible à un gentil parasite qui a le gosier en pente commence à me peser. Surtout depuis que le cloporte s’est mis à fréquenter les sangsues. Je l’attrape par le bras, à bout de patience.
— Je t’envie, Antoine… rien à penser qu’à faire la fête. C’est bien toi le plus heureux, tiens… Tu m’excuses mais moi j’ai du travail.
Il a sournoisement appuyé sur le dernier mot.
Travail.
Je l’ai laissé repartir vers ses collègues.
Travail.
J’ai accusé le coup et me suis assis sur les marches du cinéma, comme sonné, une coupe vide en main.
Travail ?…
C’est bien ce qu’on dit des parturientes prêtes à expulser la vie ? C’est ce truc qui passe avant même la famille et la patrie ? C’est bien ce machin qui rend libre, d’après les nazis ? C’est bien ça, le travail ? Et c’est toi, petit homme, qui vas me faire tout un catéchisme sur le principe de réalité ? Rien qu’en deux syllabes ?
Le travail ? Quand, dès l’enfance, les cours de lettres contredisent ceux de mathématiques. Quand le rêve n’est pas une science exacte. Quand on ne sait plus comment aimer la vie quand on va au cinéma. Quand il ne reste plus qu’à attendre les petits matins plutôt que les grands soirs.
Travail.
Ça durera le temps que ça durera, mais je continuerai à m’immiscer dans les sécrétions huileuses de la machine, les parois graisseuses du système, en pensant que le champagne est la réponse à toutes les questions et que la fête est le dernier rempart contre le travail.
Ce que tu ne soupçonnes pas, petit homme qui se fout de ma gueule, c’est qu’à l’instar du labeur, la fête ne s’arrête jamais non plus. Que si l’on a du mal à cerner l’essentiel, il nous reste une chance d’essayer avec le futile. Comment te raconter qu’un soir plein de flonflons et de folie ébrieuse, j’ai vraiment cru, juste quelques secondes, posséder l’être du monde. Ces rares moments de grâce où tout s’imbrique sans qu’on sache vraiment quoi, peut-être un riff de guitare, un sourire inconnu, le regard d’une belle, deux coupes qui s’entrechoquent, une petite phrase impeccable, la brutale évidence d’avoir un ami. Ça arrive sans prévenir, ça dure le temps d’une étincelle, et ça s’oublie au réveil. C’est pour la retrouver, chaque soir, que je furète. En sachant mieux que personne que le piège du lendemain m’attend déjà, béant, les mâchoires grandes ouvertes.
Les gens s’en vont, on remballe. Sébastien me dit qu’il a une autre projo, qu’il est pressé. Je lui montre la photo. Il ricane :
— C’est pas en te faisant copain avec des zozos comme ça que tu vas grimper au box-office.
Il m’a proposé de rappeler chez lui en fin d’après-midi.